La question essentielle de la création de valeur
La création de valeur est une notion centrale en matière d’économie. Cependant, elle peut revêtir différentes significations suivant que l’on privilégie une vision entrepreneuriale et industrielle ou une lecture uniquement financière. Pour Maître Philippe Rosenpick, avocat ayant réalisé plus d’une centaine d’opérations de toutes tailles en Private Equity, M&A et restructuring, il convient de se reposer la question de ce que doit être la création de valeur, pour que la logique financière coïncide avec le développement industriel avec lequel doivent renouer nos entreprises.
Pourquoi la question de la création de valeur doit-elle être réexaminée, voire repensée ?
Philippe Rosenpick : Mon métier me confère une position privilégiée dans l’observation de l’évolution économique et sociétale. Que constate-t-on aujourd’hui ? Une croissance en berne, un niveau de dette record, un déficit commercial annuel qui se reproduit d’année en année ; et surtout un pays largement désindustrialisé. Alors que les opérations de PE forment une part importante des opérations de Fusions & Acquisitions, la logique de retour sur investissement aux actionnaires et de court terme questionne sur la capacité du PE à doter les entreprises d’une vision à long terme permettant de réaliser les bons investissements.
J’ai récemment participé à une opération où, de par l’effet de levier, le fonds a seul doublé sa mise. Pendant les années sous LBO, la société a remboursé sa dette sans investir et elle a perdu 5 ans… De même, on observe bien souvent que les entreprises sous LBO freinent les investissements nécessaires pour favoriser leur EBITDA et apparaître plus attirantes lors de la revente. La place grandissante prise par le PE pose ainsi de nombreuses questions.
Sans verser dans l’excès, la logique de retour sur investissements à court terme (5/7 ans en général) au profit des actionnaires n’est-elle pas, dans bien des cas, antinomique avec la création de valeur qui permet d’assurer la pérennité de l’entreprise à long terme ? Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le succès du LBO 1 ou 2, mais ce que devient l’entreprise à la fin d’un cycle de LBOs : a-t-on contribué à créer un leader français ? On gagne 100 M€ (LBO 1) puis 200 (LBO2) et on perd 400 (LBO 3).
Quelle est la création de valeur attendue d’une entreprise ?
Philippe Rosenpick : C’est là un terme protéiforme qui peut traduire d’une part le bonheur des uns (les actionnaires) et d’autre part le malheur des autres (salariés, pérennité et compétitivité de l’entreprise). Pour faire simple, la création de valeur est un processus de transformation des ressources grâce au travail pour créer de la richesse. Celle-ci peut s’exprimer uniquement par un rendement sur investissement, dédié aux actionnaires, ou par la production de biens et services ayant une fonction plus globale qui sert l’économie en général et la croissance. Je suis convaincu que la progression de l’Ebitda ne traduit pas forcément une création de valeur vertueuse, et donc de biens et services ayant « une valeur » pour le développement de la société en général. A-t-on remplacé l’aviation, l’automobile, les biens qui ont fait du XXe siècle un siècle d’épopée économique ? Je ne crois pas.
Vous parlez d’épopée ?
Philippe Rosenpick : Le mot fait rêver, faisant appel au sentiment d’innover chaque jour, de faire des choses héroïques. Et je suis d’accord avec Jean-Louis Thieriot qui dit que « l’économie ne se réforme qu’au nom de ce qui dépasse l’économie ». La création de « vraie » valeur entraîne, permet d’espérer qu’il existe un progrès et qu’il est accessible à tous en travaillant. Cela implique de remettre une part de mythologie, de s’affranchir du conformisme et de penser à long terme. L’idée que je défends est de trouver le moyen de réaligner l’investissement financier avec le développement d’un nouveau cercle vertueux de croissance, dans lequel le PE a un rôle important à jouer, en préparant les entreprises à affronter des séquences successives de leur développement.
Pour vous, quelles seraient des mesures simples à mettre en place ?
Les dérives d’un modèle devenu dominant
Philippe Rosenpick : Si le PE a pu se développer, c’est en partie parce qu’il offre un recours à d’autres sources de financement que les banques traditionnelles et a permis de rémunérer le management de manière autrement plus attractive que le versement d’un simple salaire plafonné ; mais ce qui était bénéfique a créé ses propres dérives : une dette parfois surdimensionnée qui plombe le développement de l’entreprise et la tentation de faire des BP sur-vitaminés pour attirer le prochain acquéreur et rémunérer le vendeur.
Deux constats clés : innovation et gouvernance
Par ailleurs, en réfléchissant « implication et création de valeur », deux constats sont frappant selon moi. Le premier concerne ce que l’on appelle le early stage : je vois de nombreux cas où l’on veut que l’entreprise génère du CA et de l’Ebitda avant d’investir. Or, créer des innovations industrielles nécessite de prendre des risques. Comment ne pas faire un pont avec la désindustrialisation ? Deuxièmement, je reste étonné par le fait que la grande majorité des fonds ne veuille pas participer aux organes de direction, pour des questions de responsabilité essentiellement, tout en étant particulièrement actif vis-à-vis du management.
Repenser la sélection et l’engagement des investisseurs
Lorsqu’un investisseur financier est retenu, c’est essentiellement sur la base de critères financiers : le prix pour les vendeurs et le management package pour les managers. On ne contractualise quasiment jamais ce que le fonds va/doit apporter à l’entreprise, sa vision à 5/10 ans, ce qu’il entend faire pour épauler le développement. Je n’ai jamais vu d’engagement précontractuel disant pour être retenu : « Voici la situation et telle est ma vision à dix ans, je vais m’impliquer de telle manière et m’engage à faire… ».
Or je crois profondément, comme le disait Olivier Marleix dans son dernier ouvrage, que « la vision doit remplacer le calcul ». On pourrait donc imaginer une sorte de « code de bonne conduite » spécifiant en quoi l’investisseur financier, à l’entrée, a vocation à servir l’entreprise, sa pérennité ─ faisant ainsi un pont avec la nécessaire réindustrialisation du pays ─ et une sorte de déclaration de sortie constatant ce qu’il a réellement fait et ce qui reste à faire. Ce qui est nécessaire, c’est de s’inscrire dans une vision à long terme, qui dépasse l’investisseur du moment.
Rendre au conseil sa profondeur stratégique
J’ai hésité à porter un tel diagnostic publiquement car le marché veut des « avocats lisses » qui enchaînent les opérations. Mais avec l’IA qui vient et la maturité de notre métier, il faudra remettre plus d’épaisseur dans la notion de conseil. Le droit doit avant tout traduire des situations humaines et économiques. Et l’avocat doit comprendre la globalité de la situation sans être enfermé dans un rail. L’avocat doit pouvoir aussi assister son client dans la sélection du bon investisseur en fonction des buts poursuivis.
Il s’agit là d’un changement global…
Philippe Rosenpick : Il faut recréer les conditions d’un new deal économique pour le pays et le PE et les avocats y ont toute leur place. Je suis persuadé qu’il y a une autre séquence qui peut s’ouvrir pour recréer des richesses. Créer de la « vraie » valeur qui rejaillit sur toute la société et pas uniquement au profit de quelques investisseurs et managers. Mais à condition de ne pas réitérer les erreurs du passé, comme cela a pu être le cas après 2008 où on a créé une fausse croissance reposant sur des taux d’intérêt faibles, comme pour pallier le défaut de réelle innovation.
Je milite aussi pour un meilleur partage de valeur et pour trouver, grâce aux opérations de PE, un alignement d’intérêt entre les actionnaires et l’ensemble des salariés en cas de LBO. Pourquoi ne pas réserver une part de la plus-value à l’ensemble des salariés qui font marcher l’entreprise ? Il est nécessaire de retisser le lien entre les deux bouts de la pyramide sociale, pour restaurer la confiance et ensuite la croissance qui seule crée de la richesse. Car les conséquences d’une fragmentation de la société entre gagnants et perdants serait alors si terrible que l’échec n’est, en réalité, pas une option.


